Les boulevards Taschereau ne sont pas des fatalités… un choix de société plutôt qu’un pont

Le 8 juin 2001
Intervention de Jean-François Pronovost à la Commission de consultation de la mobilité entre Montréal et la Rive-Sud

C’est une heureuse coïncidence que cette troisième rencontre thématique de la Commission de consultation sur l’amélioration de la mobilité entre Montréal et la Rive-Sud se déroule pendant la Féria du vélo de Montréal, une semaine dédiée à la bicyclette et à la vie urbaine. Je vous signale que Toronto aussi connaît présentement une semaine dédiée au vélo.

Mardi dernier, nous avons eu le plaisir de dévoiler un nouveau projet pilote Taxi + Vélo. Quelque 80 taxis de Laval, de l’île de Montréal et de la Rive-Sud sont maintenant équipés de support à vélos et peuvent transporter des passagers et leur bicyclette.

Hier, la journée était dédiée au transport à bicyclette. Plus de 200 entreprises et écoles ont accepté l’invitation du Tour de l’Île de Montréal de participer à ce Jour V. Au cours de la même journée, une centaine de fonctionnaires municipaux et gouvernementaux, de planificateurs des transports et de consultants ont participé à des ateliers techniques sur la planification du réseau cyclable métropolitain et l’intégration de la bicyclette aux transports en commun.

Cette rencontre de professionnels, qui aurait été impensable il y a 30 ans, témoigne des nouvelles tendances dans la mobilité des personnes. L’apparition de la bicyclette dans les villes des pays industrialisés est un véritable phénomène qui nous amène à considérer les problèmes de mobilité d’une manière plus complexe qu’auparavant.

Le magazine US NEWS & WORLD REPORT rapporte, dans son édition du 28 mai dernier, les résultats d’un sondage réalisé en septembre dernier auprès d’un échantillon représentatif de la population américaine. Il avait été notamment demandé : ” Quelle est parmi les réponses suivantes la meilleure solution à long terme pour réduire la circulation dans votre État? Construire de nouvelles routes, améliorer les transports en commun ou développer des communautés où il n’est pas nécessaire de parcourir de grandes distances pour se rendre au travail ou faire ses courses? ”

J’ai lu cette question à quelques collègues et je leur ai demandé de deviner les résultats du sondage. Mes collègues ont répondu unanimement : la population américaine vote pour plus de routes. Après tout, les États-Unis ne sont-ils pas le berceau de l’automobile et ne viennent-ils pas d’élire un président peu porté sur l’écologie?

Pourtant les résultats du sondage offrent un tout autre portrait des aspirations de nos voisins : les trois quarts des répondants se sont prononcés en faveur de meilleurs transports en commun ou de communautés moins dépendantes de l’auto, seulement 21 % ont réclamé des nouvelles routes.
On conviendra que mon petit exercice n’a rien de scientifique et que tout sondage a ses limites. On admettra aussi qu’il arrive fort souvent que nos perceptions diffèrent de la réalité. Après 20 ans de promotion du vélo, je peux témoigner qu’en matière de transport les préjugés se portent bien. On décrit fréquemment nos concitoyens comme les esclaves d’une passion qui s’appelle l’automobile. J’aurais envie de nuancer cette perception : comme beaucoup d’histoires d’amour, cette passion est sujette au changement.Penchant naturel ou tendance conditionnée?

Si la tendance se maintient… évoque le document de la Commission qui alimente notre réflexion d’aujourd’hui, nos concitoyens vont utiliser encore davantage l’automobile. Ils vont le faire en dépit des beaux discours en faveur des transports en commun. Le document ajoute : ” Le vélo et les autres modes alternatifs trouvent encore difficilement leur place sur les réseaux existants. La complémentarité entre les modes de transport demeure encore un défi à relever. ”

Nous sommes bien d’accord : le recours à l’automobile augmentera si l’on continue à se limiter à de beaux discours en faveur des transports en commun et des autres modes alternatifs. Nos concitoyens ne choisissent pas vraiment l’automobile. Ce sont les décisions de transport et de planification du territoire qui rendent l’automobile quasi obligatoire.

Qui n’a pas entendu quelqu’un lui expliquer que le trajet qui le sépare de son domicile à son lieu de travail est deux fois plus long en transports en commun qu’en automobile? Cette situation de désavantage est trop courante pour ne pas être un vice systémique.

Hormis certaines initiatives intéressantes, telles le métro, les voies réservées, les interventions de l’AMT, le transport en commun est resté encore trop souvent un mode de déplacement pour les exclus de l’automobile : les jeunes, les pauvres, les handicapés et les personnes âgées.

Dans la dernière décennie, les sociétés de transport ont entrepris des efforts réels pour améliorer la qualité de leur service à la clientèle. Il faut cependant constater que l’amélioration de la qualité des services a été en partie annihilée par une baisse de la quantité de services. Rappelons-nous que les sociétés de transport ont aussi été la cible des compressions budgétaires.

Je suis surpris de constater que plus de 240 000 personnes, soit 10 % des adultes de la grande région de Montréal, aient déclaré, l’été dernier, se déplacer en vélo, tous les jours ou occasionnellement. Je précise que ces 10 % sont des adultes. On se doute bien que les 18 à 24 ans se déplacent plus en vélo que les 55 ans et plus. Mais on remarquera que, sur l’île de Montréal, le quart (26 %) des cyclistes de 35 à 44 ans se servent de la bicyclette pour effectuer des déplacements.
Je dis que je suis surpris de ces résultats, parce que les investissements pour favoriser ce moyen de transport, même s’ils ont augmenté ces dernières années, restent encore marginaux. Combien de municipalités de la région métropolitaine possèdent une politique de stationnement de vélos? Combien ont aménagé des liens cyclables pour relier les quartiers résidentiels, les centres-villes, les centres commerciaux, les parcs industriels, les écoles, les principaux pôles de divertissement?
Prenons quelques exemples de la Rive-Sud.

Depuis une dizaine d’années les cyclistes peuvent accéder au pont Jacques-Cartier sur un des trottoirs. Le pont sera bientôt encore plus accessible en vélo avec la piste qui y sera aménagée dans le contexte de la réfection du pont. Du côté de Montréal, on accède au pont par une voie cyclable. Du côté de Longueuil, cherchez la piste! Et l’on ne sait toujours pas s’il y aura un lien cyclable avec la piste qui sera aménagée sur le pont.

On se réjouit que le nombre de places de stationnements de vélos ait enfin été augmenté au métro Longueuil. Sauf qu’il faut pouvoir se rendre au métro. Bien sûr, la chance sourit aux audacieux, mais on sait aussi que, dans la région de Montréal plus qu’ailleurs au Québec, les cyclistes roulent sur des voies cyclables à cause du débit élevé de la circulation motorisée. Croyez-vous que ce genre de non-aménagement favorise un lien à vélo entre la Rive-Sud et Montréal?

Je pourrais compléter ce tableau en citant l’absence de supports à vélos sur les autobus reliant les deux rives, un équipement qu’on retrouve dans plus de 200 sociétés de transports en Amérique du Nord.

La Rive-Sud présente, du fait de sa topographie au relief peu accidenté, des conditions idéales pour les déplacements en vélo. Elle est bien pourvue en pistes cyclables récréatives. Et pourtant il n’y a pratiquement aucun aménagement (voies cyclables et stationnements) permettant d’aller d’un point à un autre de façon efficace (sans détours) et sécuritaire, alors que l’espace ne manque pas.

Il suffirait que des efforts soient consentis pour sécuriser et faciliter les déplacements en vélo, pour que des trajets actuellement effectués en auto le soient à bicyclette. Ce qui est vrai pour la Rive-Sud l’est aussi pour toute la région métropolitaine. Les 10 % d’adultes qui se déplacent présentement en vélo pourraient doubler. Et je ne parle pas de ce qui pourrait être fait pour que les enfants aillent à l’école en vélo plutôt que d’êtres raccompagnés en auto par leurs parents. Dans certains quartiers et municipalités, l’utilisation de la bicyclette pourrait presqu’atteindre des taux comparables à ceux de l’Europe du Nord.

Misons sur le cocktail transport

Mon intention n’est pas de vous proposer d’envoyer vos autos au recyclage et de vous convertir au vélo. Je veux simplement souligner que la bicyclette peut apporter une contribution à nos besoins en déplacement. En effet, c’est un véhicule efficace dans les courtes distances et il présente bien des avantages, car c’est un mode individuel de déplacement. Cette contribution sera décuplée s’il est jumelé aux transports en commun auxquels il apportera l’avantage de la flexibilité.

On peut même imaginer, à l’exemple de Michel Labrecque dans un essai paru en 1997 , de constituer un cocktail transport, dont l’épine dorsale serait les transports en commun. On y adjoindrait de façon organique d’autres modes de déplacement : la bicyclette, la marche, le partage d’automobiles, la location de voiture, le taxi. Cette approche de cocktail transport pourrait aller jusqu’à se traduire en service commercialisé. À l’image de la CAM, on inventerait une carte cocktail transport qui donnerait accès aux transports en commun, à une adhésion à un club de partage d’automobiles, à des réductions pour des courses en taxi.

Cette proposition de cocktail transport est une invitation à trouver des façons de concurrencer efficacement l’automobile dans un nombre important de trajets, de sorte que les familles aient d’autres choix de transport que de s’équiper d’une deuxième ou troisième voiture. Elles y trouveraient un avantage économique certain… et il y en a d’autres.

Les cégépiens se déplacent de plus en plus en auto pour aller à leurs cours. Cela ne me semble pas un grand progrès. Déjà que cette nouvelle génération a tendance à être inactive physiquement, l’argent qui est consacré à ces déplacements pourrait être mieux investi dans le développement culturel et scientifique.

Nos besoins en mobilité sont plus nombreux et complexes qu’auparavant. Il faut favoriser une mobilité plus grande et efficace. Pour y parvenir, il faut en finir avec la croyance qu’il existence une solution unique à nos déplacements. Paradoxalement il faut désavantager l’automobile pour développer une brochette efficace de modes de déplacement. Ainsi, si l’auto restera imbattable pour certains trajets, elle ne sera plus la seule façon de se déplacer.

Cette discussion sur un lien entre deux rives m’amène sur le terrain des choix de société. Aucune ville, MRC ou gouvernement n’a pris, à ma connaissance, la décision de diminuer le nombre de trajets effectués en automobile sur son territoire. Dans ces conditions, il faut cesser de s’étonner que la tendance penche vers une plus grande utilisation de l’automobile. C’est le mode de transport qui a été avantagé et qui l’est encore. Or, ce choix commence à montrer des ratés. Dans les villes, on roule maintenant dans des carrosses qui circulent au rythme d’un âne. La traversée des ponts est, certains matins, une interminable expérience stressante qui force une partie de la population à se lever avant le chant du coq.

Jusqu’à maintenant, on a répondu aux problèmes de congestion comme celui qui nous préoccupe par la construction d’infrastructures routières. Or, l’effet prévisible de la solution des autoroutes et des ponts est d’augmenter encore le plus le nombre d’autos et d’engendrer à nouveau une congestion encore plus insoluble. Atlanta et Los Angeles, qui investissent dans les autoroutes, sont réputées pour leurs embouteillages endémiques.

La qualité de vie dans notre ville centrale est un élément clé de la compétitivité internationale de la région métropolitaine

Un nouveau pont entre la Rive-Sud et Montréal incitera les ménages de la Rive-Sud à se motoriser davantage et il finira par être engorgé par les embouteillages. Pendant ce temps, les Montréalais et Montréalaises, dont la moitié des ménages résidant dans des quartiers centraux comme le Centre-Sud et le Plateau Mont-Royal ne possède pas d’autos, devront subir une avalanche supplémentaire de déplacements motorisés. Est-ce que l’on croit que cela va améliorer la qualité de vie dans notre métropole, qualité de vie qui est aujourd’hui un ingrédient central de la compétitivité économique ?
Ces dernières années, Montréal a figuré sur plusieurs palmarès des meilleures villes du monde. On a vu notre métropole se distinguer en compagnie de villes comme Portland en Oregon, Copenhague, Seattle, Trondheim en Norvège ou encore Anvers. Toutes ces villes jouissent d’une belle qualité de vie, bénéficient d’une activité culturelle débordante et d’une situation économique enviable, à cause généralement de la forte présence de la nouvelle économie. Ces villes ont aussi en commun d’accorder une place de choix à d’autres modes de déplacements que l’automobile individuelle. Plusieurs d’entre elles sont réputées pour la place qu’elles réservent au vélo. À trop vouloir imiter Atlanta et Los Angeles, on risque de ressembler à Bangkok et Mexico.

Au début de mon intervention, j’ai cité un sondage effectué aux États-Unis qui donnait des aspirations des citoyens américains une image différente de la perception courante. Dans la conférence sur le vélo qui a réuni près d’une centaine de spécialistes de la région de Montréal, un éminent planificateur américain, Dan Burden, qui a conseillé plus de 200 municipalités américaines dans les derniers cinq ans, est venu nous présenter sa vision et son travail. On aurait pu, à la rigolade, intituler sa conférence : comment transformer un boulevard Taschereau en un environnement agréable et particulièrement accueillant pour les piétons et les cyclistes? Monsieur Burden nous a présenté près d’une dizaine d’exemples réussis.

Les boulevards Taschereau sont le produit d’une approche des transports qui fonde les déplacements sur l’automobile. Personne n’aime les boulevards Taschereau. Entreprenons leur reconversion.
Vélo Québec

Fondé il y a 33 ans, Vélo Québec est un organisme sans but lucratif qui a pour mission d’encourager et de faciliter la pratique libre et sécuritaire de la bicyclette à des fins de loisirs, de tourisme et de transport. Sa mission s’exerce dans une perspective de promotion de l’amélioration du cadre de vie et de protection de l’environnement urbain et rural. Vélo Québec compte des membres dans toutes les régions du Québec. Au fil des ans, il a mis sur pied une maison d’édition (Les Éditions Tricycle) qui publie notamment les magazines Vélo Mag et Géo Plein air et plusieurs guides et cartes de randonnée. Vélo Québec est aussi à l’origine du Tour de l’Île de Montréal, entité maintenant indépendante et véritable machine de promotion du vélo et du tourisme à vélo. Son agence, les Voyages du Tour de l’Île, fait voyager plus de 4 000 Québécois et Québécoises chaque année au Québec, au Canada et en Europe.

Vélo Québec est à l’origine de nombreuses initiatives dans le domaine des aménagements cyclables et de la sécurité routière, notamment par la publication, en collaboration avec le ministère des Transports, de deux éditions du Guide technique d’aménagement des voies cyclables.

Enfin, Vélo Québec coordonne, depuis 1995, le développement de la Route verte, un itinéraire cyclable qui, en 2005, comptera plus de 4 000 kilomètres. Il est également l’initiateur et l’animateur du Réseau vélo métropolitain, dans la région de Montréal, depuis 1998.

 

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