Petite, j’ai toujours voulu ressembler à mon père. Je m’étais coupé les cheveux très courts, j’avais le sport dans le cœur et les yeux bruns comme lui, même si en réalité, ils étaient verts. Papa s’exerçait pour son 42 kilomètres les fins de semaine d’été. Le marathon de Montréal était sur le point d’arriver alors ses pieds foulaient la gravelle le samedi matin. À ses côtés, mon vélo bleu ciel, équipé d’un panier en osier, bravait le vent et la rosée. Je roulais alors qu’il courait.
J’avais essayé une fois de courir moi aussi. Un 5 kilomètres pour l’impressionner. J’étais dernière au fil d’arrivée.
Ma bicyclette glissait plus vite que mes pas.
Nous partions donc côte à côte en silence. J’entendais ses baskets damer la poussière des chemins de campagne et le caoutchouc de mon bolide presser le sol. Le soleil trouvait son passage au travers des feuilles des arbres matures de ma région et je me laissais emporter par ce moment qui nous appartenait. Parfois, papa me donnait une poussée lorsque mes jambes étaient fatiguées. Souvent, je lui tendais la bouteille d’eau qui reposait dans mon panier.
Des souvenirs, ça se crée, ça se forge, ça reste gravé.
Papa a terminé son marathon l’écume à la bouche et la sueur dévalant son front. Mon vélo bleu a pris de la poussière pendant l’hiver dans le garage à côté de la maison. L’été était terminé. Les saisons ont défilé. J’avais grandi.
Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai renoué avec le vélo. Les chemins de campagne ont laissé place au bitume de la ville. J’ai troqué les arbres géants contre des stops et des klaxons. Les sillons de la terre ont été remplacés par les nids de poule, les cheveux libres au vent par un casque un peu serré et j’ai appris à composer avec cette réalité. L’insouciance s’est transformée en vigilance. Le vélo a pris une autre tournure. Un moyen de transport, un automatisme, un geste anodin.
Puis, à mon tour j’ai eu besoin de remplir la boîte à souvenir de mes enfants et de raviver les miens. Successivement, je les ai accompagnés dans cette course à l’équilibre sur deux roues de caoutchouc. Ils ont goûté au sentiment de liberté que procure le vélo. Tous sauf un. Les tentatives ont échoué.
Ce ne sont pas tous les enfants qui bénéficient de la spontanéité d’enfourcher une bicyclette et de braver l’horizon. Ce ne sont pas tous les enfants qui pédalent jusqu’au soleil couchant. Là où se trouve la différence se cache aussi l’exclusion et je crois fortement que nous devrions tous et toutes refuser cette notion.
Notre famille de sportifs ne laisse pas notre grand différent sur le banc d’à côté. Notre société ne devrait pas non plus brimer des familles et laisser un jeune ne pas franchir le fil d’arrivée faute de vélo adapté et d’équipements à leur portée.
Je me suis mis à chercher, à fouiller, à creuser pour adapter nos activités et défier les obstacles pour nous émanciper. Le vélo, comme toutes les activités familiales, devrait être accessible à toi, à moi, à nous, à eux… à tous.
Il y a les boites, les yeux fermés, les cul de sac. Il y a aussi les œillères qu’on arrache, les mains tendues et les histoires qu’on réinvente… ensemble.